Celebration Maroilles

HOMÉLIE SUR LE FROMAGE DE MAROILLES


par le R.P. Maurice Lelong o.p.

SERMON PRONONCÉ EN L'ÉGLISE PAROISSIALE DE MAROILLES (NORD), LE 28 MAI DE L'AN DE GRACES 1961, A LA MESSE PONTIFICALE CÉLÉBRÉE PAR LE RÉVÉRENDISSIME PÈRE ABBÉ DE L'ABBAYE SAINT-PAUL DE WISQUES, DOM JEAN GAILLARD, A L'OCCASION DES FÊTES COMMÉMORATIVES DU MILLÉNAIRE DU FROMAGE DE MAROILLES, SOUS LA PRÉSIDENCE DE SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR JENNY, ÉVÊQUE AUXILIAIRE DE L'ARCHIDIOCÈSE DE CAMBRAI, ET RADIODIFFUSÉ SUR L'ANTENNE NATIONALE DE FRANCE 3.


 En cette messe solennelle de la fêle de la Sainte Trinité, après avoir invoqué les trois Personnes divines, sans nous départir de la gravité et du sérieux des grands sujets qui nous retiennent depuis si longtemps : -le Prologue de l'Evangile selon saint Jean, la révélation de Dieu comme Père, je remercie le ciel pour cette grâce inespérée d'avoir à vous prêcher aujourd'hui sur le fromage. Vous avez bien entendu, j'ai dit: le fromage.
   Vous souriez. Moi aussi. Ne nous reprochons pas de sourire, ni même de rire à l'occasion.
Nous nous sommes expliqués sur cette affaire 'dimanche dernier, à la Pentecôte de l'abbaye de Frigolet; il n'y a pas lieu d'y revenir. Qu'il me soit permis de vous dire que l'étonnement des chrétiens, quand on leur rappelle leur droit à ce qui est le propre de l'homme, nous étonne. Cela doit être un héritage qu'on se transmet sans y prendre garde avec le trésor d'expériences spirituelles, dans les Ordres anciens.
  
  L'acte de naissance des Prémontrés de Frigolet, dont le berceau est d'un diocèse voisin, date de 1120. Celui de ma famille religieuse est d'un siècle plus tard, et les Constitutions dominicaines doivent beaucoup à la règle de saint Norbert. Les uns et les autres nous sommes nés de la dernière pluie auprès des moines bénédictins qui sont venus de l'abbaye Saint-Paul de Wisques, dans le Pas-de-Calais, afin de célébrer dignement le millénaire du fromage de Maroilles. Ici, en effet, leurs lointains devanciers, frères en Saint-Benoît, au pays d'Avesnes, ont chanté les louanges du Seigneur, pratiqué la vie monastique dans toute sa plénitude, travaillé à transformer en gras pâturages et en terres de labour un sol couvert de bois et de halliers. Et c'est ainsi qu'ils ont inventé ce mets onctueux et puissant, qui mérita d'être appelé, dans ce Nord qui ne passe pas pour céder à l'emphase: la « Merveille de Maroilles ».

Ses titres d'ancienneté ? Une charte d'Eric II, roi de la Gaule franque, est datée de Maroilles, 18 mars 671. Il y avait à peine vingt ans qu'un personnage de la cour de Dagobert y avait fait bâtir un oratoire auquel un homme de Dieu, le moine Humbert, allait bientôt adjoindre un cloître. Telle est l'origine d'un foyer de vie où les exercices de la contemplation n'étaient pas exclusifs des labeurs de la terre.
Cependant, en ces temps barbares, les hommes s'entretuaient, comme aujourd'hui, dans ce pays où mon grand-père a connu trois guerres, et par conséquent trois invasions. Et ce fut vers 960, après une longue période de misère, de massacres et de ruines, que le monastère de Maroilles retrouva sa prospérité et que les moines - après combien de tâtonnements ? - mirent au point le célèbre fromage qui fit à Maroilles une gloire que nous plaçons nettement au-dessus de celles des armes.

Froissart, qui n'est pas né loin d'ici, pouvait écrire au seuil de ses Chroniques : « Adonc était le Royaume de France, gras, plein et dru, et les gens riches et puissants de grand avoir, ni on n'y savait parler de nulle guerre. »
Les noms des illustres personnages qui vinrent ici goûter le maroilles ne sont pas tous, hélas, attachés à des occupations aussi pacifiques : Philippe-Auguste et son petit-fils Louis IX, Charles VI dont le successeur, que Jeanne d'Arc appelait le « gentil Dauphin », fait penser à la variété de fromage maroilles aromatisé d'estragon et d'herbes fines qui porte ce nom pour d'autres raisons d'ailleurs controversées, François 1er qui logea à l'abbaye, Henry IV, le bon vivant qui entra dans la vie avec le goût de l'ail et du Jurançon aux lèvres et dont les chroniqueurs rapportent qu'il se délectait de maroilles, et Turenne quand il mit le siège devant Landrecies ...

   Un très érudit enfant de Maroilles, Monsieur Albert-Léon Ruelle, qui a fouillé toutes les archives, a relevé les itinéraires glorieux du maroilles vers la Cour de France et la Cour d'Espagne. Il a retrouvé des traces de son passage sur la table des grands prélats de Reims et de Laon, de Liège, de Maestricht, de Cologne, de Trèves, de Mayence, et d'abord, bien entendu, de Cambrai dont nous sommes les diocésains. Fénelon, l'archevêque si populaire que de mon temps, dans le Cambrésis, l'on donnait encore son nom au baptême, visita l'abbaye fromagère en 1699.
  
Pour des raisons personnelles dont vous voudrez bien excuser la faiblesse, je ne retiendrai qu'un texte. Dans son « Histoire du Diocèse de Laon et des pays environnants », Dom Lelong, moine bénédictin de la Congrégation de Saint-Hydulphe, pouvait écrire en 1750 que Maroilles est « un pays très renommé pour la bonté de ses fromages ».
   Et moi je pense tout à coup que plusieurs d'entre vous qui m'entendez se défendent mal d'une certaine idée qui est dans l'air que nous respirons, tout empesté par des siècles de jansénisme, de moralisme, d'angélisme. (J'appelle angélisme cette conception de la vie qui sous couleur de pureté, d'absolu et de perfection, voudrait faire de l'homme un ange, quitte à le ravaler à l'occasion plus bas que la bête.) Alors on se dit: Est-il inscrit dans la vocation de ces moines voués à l' « Opus Dei», sinon dans les livres de compte de leur abbaye, qu'ils doivent se faire fabricants de fromage? Et vous, ministre de la Parole de Dieu, n'avez-vous rien de mieux à faire, à la messe de la Sainte Trinité, qu'à célébrer le maroilles?

Nous allons revenir, par un biais imprévu et fulgurant, au mystère de la Sainte Trinité. Mais d'abord, un trait (un fait) suffira à liquider ce problème du temporel imbriqué dans le spirituel, et du même coup cette histoire des biens ecclésiastiques si troublante, n'est-ce pas ?

   Les Bénédictins de Maroilles ne sont d'ailleurs pas les seuls en cause. Sans parler de Dom Pérignon qui est statufié à Epernay comme inventeur du vin de Champagne, et de ses émules, les Chartreux dont le cas est beaucoup plus grave, ce n'est point par hasard que le livarot est né dans un pays de monastères, et que le pont-l'évêque s'est d'abord appelé angelot. Le saint-paulin, qui procède du port-salut a été créé dans une Trappe, aux confins du Maine et de l'Anjou. Le munster tient ses lointaines origines de monastères installés, dès le haut Moyen-Age, sur les deux versants des Vosges. Ce sont des moines du Duché de Parme qui ont inventé de fabriquer, avec du lait écrémé et du safran, le parmesan ... Passons sur l' œuvre civilisatrice des moines-paysans qui ne séparaient pas la culture de l'esprit de celle des champs. Le marché qui se tint au Moyen-Age, à l'ombre du monastère de Maroilles, devint la célèbre foire de «Franke Feste», qui commençait ici quinze jours avant la Pentecôte pour se terminer quinze jours après. Nous sommes ainsi dans la bonne tradition. Et il serait bien étrange (et inhumain) que de si grandes affaires fussent brassées sans qu'on ait à déplorer des abus. Ce qui est certain, c'est que les habitants du pays ont adressé à l'Assemblée Constituante de 1789 une pétition pour conserver leurs moines de Maroilles, dans des termes qui ne laissent aucun doute sur la reconnaissance de la population à leur endroit.
  
   C'est ailleurs qu'il faudrait chercher un sujet d'indignation et de scandale.
   Hier, sur la route de Saint-Quentin à Maroilles, une vieille femme me parlait du temps où, à l'occasion d'une réjouissance familiale, on achetait du maroilles. Cette brique carrée de 13 cm de côté sur 6 cm environ d' épaisseur, pesant en principe 740 grammes, coûtait 24 sous. C'était en 1887. Celle qui me parlait avait alors 11 ans. Elle travaillait dans un atelier de tissage de 6 heures du matin à 7 heures et demie du soir. Elle rapportait à la maison 33 sous par semaine pour un travail épuisant. La demi-livre de beurre coûtait 12 sous et le kilo de sucre autant. Je dois vous dire que celte femme est ma mère, et qu'au temps de cette misère qui hurlait l'injustice à la face du ciel et qui doit compter dans les colères du peuple de la société contemporaine, il n'y avait plus de moines, et la Révolution avait été faite (et refaite) depuis longtemps.
  
   Un cri du Père Lacordaire, le nouveau Saint Dominique qui surgit des décombres de cette Révolution gâchée, qui est toujours à refaire, il y a cent ans, retentissait à Notre-Dame
« Tout ce qui ne donne pas à l'humanité son pain de chaque jour, je n'y crois pas. »
   Son pain de chaque jour... Avec quelque chose dessus, j'imagine.
   Pour être sûr que je ne vous apportais ici que la Parole de Dieu en prêchant sur le maroilles, je me suis rendu au chevet de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre.
  Là-haut une équipe de jeunes prêtres, qui connaissent toutes les langues et possèdent à un rare degré l'intelligence des Ecritures, ont entrepris d'organiser les mots, les faits et les idées de la Bible : cela s'appelle une Concordance. Près de 400.000 textes en quatre langues, hébreu, grec, latin, français, à ranger! Un travail de Bénédictins. Ils ont sorti pour moi et à votre intention un épais dossier sur le fromage. Il n'est pas question de l'entr'ouvrir ici. Je n'ai plus que le temps d'en évoquer un seul passage mais il a de quoi nous émouvoir.
Je viens d'ailleurs de le revivre, avec des compagnons de voyage en Palestine. Sur la route de Jérusalem à Hébron, à la fin du mois d'avril dernier, nous arrivions à Mambré.
   C'est là qu'Abraham se tenait, à l'entrée de sa tente, lorsqu'au plus fort d'une journée d'été apparurent les trois mystérieux voyageurs qui s'en allaient porter la Justice de Dieu sur Sodome et Gomorrhe. Et le récit biblique nous montre le patriarche accueillant, comme le Seigneur en personne, les trois hôtes inconnus : « Sara, s'écrie-t-il, prends vite trois boisseaux de farine, pétris et fais des galettes. » Puis il court au troupeau, prend « un veau tendre et bon» - c'est le texte lui-même de la Genèse (XVIIII 1-8) - le fait préparer et le place devant eux avec du caillé ...
   (Le lait caillé est l'ancêtre de notre fromage que les hommes n'ont fait travailler, par d'ingénieuses et savantes fermentations, que longtemps plus tard. Toute l'Antiquité, Homère et la Bible, est remplie d'un parfum rustique de fromage blanc. N'oublions pas Virgile et tous les autres jusqu'à Mistral, Francis Jammes et Giono. Colette, qui de son vivant ici-bas ne s'entendait qu'aux choses de la terre, a écrit qu'il n'y a pas de bucolique sans fromage blanc.)
  
  Abraham, est-il dit au· Livre sacré, « se tenait debout, près d'eux, sous l'arbre, et ils mangèrent ».
   Et je n 'y puis rien si tous les Pères de l'Eglise ont vu, dans les trois envoyés célestes de Mambré, que notre père Abraham appelle étrangement, au singulier, Monseigneur, tels qu'ils sont représentés dans la fameuse icône de Roublev à Moscou et sur la mosaïque de Ravenne, le symbole de la Sainte Trinité ...
  
A qui songerait in petto qu'il y tout de même une certaine marge entre le fromage de lait caillé de la vie patriarcale, ou ces dix fromages mous que le deuxième livre de Samuel (XVII, 18) appelle curieusement harise hehâlab, des « tranches de lait », dont le père de David fit cadeau à l'officier sous les ordres duquel servaient ses fils, et d'autre part la pâte blonde à peau rougeâtre, véhémente et parfumée, qui n'appartient qu'à la « merveille de Maroilles », gloire du Hainaut français - le « joly jardin d'Haynault » dont les anciens témoignent qu'il est « tenu de Dieu et du soleil » - et de ma Thiérache natale, je répondrais :

   Oui, mes amis, de la marge, mais point d'hiatus : toute la dépendance du travail humain accordé à l'œuvre de Dieu.
  L'Auteur des esprits et des corps soumis aux lois de leurs conditions physiques qui sont aussi la résultante de sa volonté, donne à ses enfants, avec l'esprit et le cœur qui fondent la liberté, de participer à son pouvoir créateur, du même mouvement que sa grâce les fait entrer dans son amour. Et l'art devient création humaine.

   De même que certains coteaux privilégiés reçoivent, du Maître de toutes choses, le soleil qu'il faut pour que la vigne donne un cru qui n'a pas son pareil au monde, ainsi la vallée de l'Helpe possède les pâturages qui fournissent, de mai à juin et de septembre à octobre, les haloirs orientés au nord-est et les caves d'affinage exposées au sud-est, qui leur envoient de la mer les vents propices chargés d'humidité. A l'instar 'des vins de marque, le fromage de grande classe connaît les années fastes et les années plus ordinaires. Le maroilles tient au sol et au climat non moins intimement que les grands vins avec lesquels il trouve des accords parfaits: Beaune, Châteauneuf-du-Pape, Côte Rôtie, Moray Saint-Denis, et je ne me retiens pas de citer, au-delà même des Côtes-du-Rhône, dans un des paysages les plus fins et les plus spirituels de Provence, un certain Bandol rouge dont il forme un contrepoint idéal avec lequel je rêverais d'un jumelage qui serait le signe le plus émouvant de l'unité, de l'harmonie et de la santé de la France.
   La Merveille de Maroilles est au lait caillé et au fromage d'Abraham et de David ce que la rose, chef-d'œuvre d'une dynastie de jardiniers intelligents, est à l'églantine qui témoigne d'une façon bouleversante de la simplicité et de la pureté de Dieu.
  
Est-ce que cela souffrirait la moindre difficulté pour les fidèles d'une Eglise qui prie avec le Cantique du prophète Daniel (III, 8) et avec les psaumes (CXLVIII, 10) : « 0 vous tous, bêtes et bestiaux, bénissez le Seigneur ... », notre Eglise qui a inséré, dans le rituel romain, après la bénédiction sur les fruits et la vigne, une « benedictio casei vel butyri », une bénédiction pour le beurre et le fromage ?
  
Ah! écoutez plutôt la prière de saint Thomas More, chancelier d'Angleterre (où l'on mange si mal que la reine doit faire venir un maître français) Thomas Morus décapité par Henri VIII, le fauteur de schisme, et mis sur les autels par l'Eglise catholique.
  
Voici comment priait saint Thomas More :

DONNEZ-MOI UNE BONNE DIGESTION, SEIGNEUR, ET AUSSI QUELQUE CHOSE A DIGERER.
 
DONNEZ-MOI LA SANTE DU CORPS AVEC LE SENS DE LA GARDER AU MIEUX.
 
DONNEZ-MOI UNE AME SAINTE, SEIGNEUR, QUI AIT LES YEUX SUR LA BEAUTE ET LA PURETE, AFIN QU'ELLE NE S'EPOUVANTE PAS EN VOYANT LE PECHE, MAIS SACHE REDRESSER LA SITUATION.
 
DONNEZ-MOI UNE AME QUI IGNORE L'ENNUI, LE GEMISSEMENT ET LE SOUPIR.
 
NE PERMETTEZ PAS QUE JE ME FASSE TROP DE SOUCI POUR CETTE CHOSE ENCOMBRANTE QUE J'APPELLE MOI.
 
SEIGNEUR DONNEZ-MOI L'HUMOUR POUR QUE JE TIRE QUELQUE BONHEUR DE CETTE VIE ET EN FASSE PROFITER LES AUTRES.

                                                                            Amen.

RETOUR au blog de l'Âne Vert
cliquez deux fois sur l'image ci dessous