En septembre 1876, j’ai débarqué à Anvers avec un ami écossais et deux canoës (l’Aréthuse et la Cigarette – mes excuses pour ce nom là, en ces temps là ce n’était pas « politiquement incorrect »). Notre projet était de rejoindre Pontoise en passant par la Sambre et l’Oise. Je me souviens bien qu’entre Maubeuge et Etreux le voyage fut magnifique. A Etreux où les eaux de la Sambre et de l’Oise se séparent, nous avons vu qu’il y avait beaucoup d’écluses pour rejoindre l’Oise à Vadencourt. Les écluses étaient un peu notre hantise car traîner nos canoës et notre barda pour les contourner n’était pas toujours facile. Nous avons donc loué à Etreux une petite carriole avec un âne pour transporter nos bateaux jusqu’à Vadencourt. Nous parcourûmes le cœur léger cette petite route qui, d’Etreux à Vadencourt , suit la vallée du Noirrieu. Je relis pour vous ce que j’écrivis alors : « Le lendemain matin, avant neuf heures, nos deux canots furent installés sur une charrette légère à Etreux, et nous les suivîmes bientôt tout le long d’une riante vallée pleine de houblonnières et de peupliers. D’agréables villages s’étendaient ça et là à flanc de coteau, notamment Tupigny, dont les perches à houblon suspendaient leurs guirlandes jusque dans la rue et festonnaient les maisons de leurs grappes. Notre passage suscita un très vague enthousiasme : les tisserands mettaient la tête à leur fenêtre, les enfants poussaient des cris d’extase à la vue des barquettes, et des piétons en blouse qui connaissaient notre charretier le plaisantaient sur la nature de son chargement.
Nous eûmes quelques averses, mais faibles et passagères. L’air était pur et doux parmi tous ces verts pâturages … le temps ne montrait pas le moindre signe automnal. Enfin, à Vadencourt, quand nous nous mîmes à l’eau, partant d’une petite pelouse face à un moulin, le soleil apparut et fit scintiller tous les feuillages de la vallée de l’Oise"
La « vallée d’or » s’ouvrait alors à nous et une crue subite (il avait beaucoup plu les jours précédents) a quelque peu précipité l’allure de notre voyage vers Pontoise. Au passage nous avons pu admirer le pont canal de Vadencourt et par la suite nous sommes passés avec nos canoës sous celui de Macquigny. Les étapes d’Origny-Sainte-Benoîte et de Moÿ de l’Aisne furent particulièrement charmantes. A la suite de ce voyage j’ai publié mon premier vrai livre de voyage : « An inland voyage » (il a été traduit en français vers 1900) . On me dit que quelques esprits curieux le lisent encore, certains en cachette me dit-on eu égard à « la cigarette » mais c’est sûrement une exagération bien française, je me souviens que vous êtes un peuple bien facétieux.
Nous eûmes quelques averses, mais faibles et passagères. L’air était pur et doux parmi tous ces verts pâturages … le temps ne montrait pas le moindre signe automnal. Enfin, à Vadencourt, quand nous nous mîmes à l’eau, partant d’une petite pelouse face à un moulin, le soleil apparut et fit scintiller tous les feuillages de la vallée de l’Oise"
La « vallée d’or » s’ouvrait alors à nous et une crue subite (il avait beaucoup plu les jours précédents) a quelque peu précipité l’allure de notre voyage vers Pontoise. Au passage nous avons pu admirer le pont canal de Vadencourt et par la suite nous sommes passés avec nos canoës sous celui de Macquigny. Les étapes d’Origny-Sainte-Benoîte et de Moÿ de l’Aisne furent particulièrement charmantes. A la suite de ce voyage j’ai publié mon premier vrai livre de voyage : « An inland voyage » (il a été traduit en français vers 1900) . On me dit que quelques esprits curieux le lisent encore, certains en cachette me dit-on eu égard à « la cigarette » mais c’est sûrement une exagération bien française, je me souviens que vous êtes un peuple bien facétieux.
On me dit aujourd’hui que la circulation sur le canal est interrompue depuis des années à Vadencourt. Cette nouvelle me stupéfie au moment où les frontières s’ouvrent si largement en Europe (et vous avez bien de la chance sur ce point car au cours de mes voyages j’ai souvent eu affaire aux soupçons des douaniers et de la maréchaussée). L’abandon de ce canal pose la question de savoir pourquoi vos grands décideurs consentent aujourd’hui à ce que votre espace se referme. Les seules voies immatérielles de la finance auraient-elles seules droit de cité dans le monde dont ils rêvent ? Chacun sent bien pourtant que ces voies d’eau sont une ouverture sur un avenir plus attentif à la douceur des choses, des êtres et de notre environnement. Il me revient un mot, d’une grande sagesse, que me dit un batelier sur ce canal pour m’expliquer la beauté de son métier : « Voir le monde autour de soi, il n’y a que ça. Un homme, vous savez, qui reste dans son village, comme un ours, très bien, il ne voit rien. Et puis la mort c’est la fin de tout. Et il n’a rien vu ». Bien entendu il y avait dans ces propos une exagération bien française : le pêcheur qui reste des heures ou toute une vie au bord de l’eau, le laboureur, le bûcheron dans sa forêt voient des mondes insoupçonnés. Mais ce qu’il voulait dire c’est que les voies d’eau ouvrent l’esprit, l’imaginaire des routes de l’avenir.
C’est pourquoi je vous prie de faire savoir à Monsieur le Ministre que toute l’Ecosse (et peut-être l’Angleterre entière), ainsi que la communauté si sympathique de mes lecteurs, vont porter le deuil à la nouvelle de cette fermeture. En effet le moyen de fortune que nous employâmes pour aller d’Etreux à Vadencourt paraît peu adapté aux péniches de commerce comme aux bateaux de plaisance qui ont succédé à nos frêles esquifs sur cette voie d’eau. J’espère que vous aurez gain de cause dans votre défense de cette circulation bien douce du canal de la Sambre à l’Oise et je suis de tout cœur à vos côtés.
Robert-Louis STEVENSON
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