lundi 5 avril 2010

Faire l'andouille ou manger l'andouille au pays du Maroilles ?

Le RP Maurice Lelong op, "faisant l'andouille", pour réjouir le cœur de ses hôtes,chez son éditeur Robert Morel en Haute-Provence dans les années 60 - Courtoisie d'Odette Ducarre


Dans la "Célébration de l'Andouille" de Maurice Lelong*, publiée en 1964 par Robert Morel, l'auteur décrivait longuement comment on mangeait l'andouille dans son enfance picarde du nord de l'Aisne. Par gourmandise pour la "merveille de Maroilles" de son enfance il situe souvent dans ses textes, Estrées, son village natal, en Thiérache alors qu'il en est, si on se rapporte à la géographie officielle, à quelques encablures soit au nord de Saint-Quentin. Mais avant de vous livrer les citations de ses souvenirs d'enfance écoutons d'abord comment, en poète toujours attentif à la couleur des mots, il annonçait son sujet :
* si vous voulez en savoir  plus sur l'auteur allez voir les messages précédents

"Si vous avez le courage d'avouer que vous travaillez à couronner le monument de vos œuvres complètes par un traité de l'Andouille, la première réaction de votre interlocuteur, immédiate, fatale, inéluctable,  est celle du rire. Il rit jaune ou pincé; il rit franchement, à gorge déployée; il rit avec indulgence, comme on fait pour atténuer une incongruité; il rit d'un rire amusé si la nouvelle lui apparaît d'emblée comme une bonne blague, mais il rit…
Mon Andouille a suscité tant de rires, de toutes couleurs, que j'ai tenté d'approfondir l'automatisme de ce phénomène dont on sait qu'il est le propre de l'homme…
 
Il est certain que la consonance des mots recèle d'étranges vertus. A, e, i, 0, u, «voyelles, je dirai quelque jour vos naissances latentes ...». Il est remarquable que toutes les voyelles du fameux sonnet de Rimbaud sont mobilisées par le nom d'Andouille. A, 0, u, i, e ... L'oxygène qu'elles lui apportent donne à ce mot son ouverture, sa robustesse et sa santé…
..Cependant, elle ne rend pas compte des richesses inépuisables en vertus hilarantes de ce trésor national : la rime en ouille. Qui dira d'où vient que cette syllabe terminale chatouille l'oreille de façon si plaisante et dilate irrésistiblement la rate !
 
Loin de moi la pensée de reprocher à un mot le pouvoir de déclencher l'hilarité. On n'est pas en vain de la région des fabliaux où Notre-Dame est invoquée dans le peuple sous le vocable de Liesse.
 
Cela jette peut-être une lueur sur les origines lointaines de ce traité de l'Andouille et pourrait à la rigueur expliquer comment il s'est imposé à moi, mais ne rend pas compte du pouvoir des mots en ouille de dérider les hommes. Un fait indéniable: c'est la vertu que possèdent généralement les mots qui s'épanouissent dans ce phonème replet, bonasse, familier et réjouissant. Témoins: citrouille, grenouille, gargouille, grouille, bouille, bredouille, nouille, farfouille, trouille, niquedouille, Gribouille et ratatouille. Sans oublier, comme de juste, le Grand Ordre de la Gidouille, créé par Alfred Jarry…
 
Cependant, notre Andouille paraît détenir tant de puissance humoristique qu'elle est à la tête de cette joyeuse compagnie. On la soupçonnerait même d'agir à travers ses émules par voie d'osmose, comme si la vis comica des mots en «ouille» procédait de l'Andouille et n'y refluait, en portant les hommes qui ont tant besoin de gaîté pour accomplir leur bienfaisante désopilation. 
  
Quoi qu'il en soit, le Grand Maître, virtuose du Verbe, versé comme pas un dans la physiologie des mots, savait ce qu'H faisait au Quart Livre lorsqu'il fit descendre Pantagruel en l'isle Farouche où habitait le peuple des Andouilles. "

Maurice Lelong fait ensuite l'inventaire des occurences régionales (et même planétaire) linguistiques et gourmandes de l'andouille et de l'andouillette. Puis il conclut sur l'évocation des souvenirs de l'andouille de son enfance. L'andouille dont il s'agit ici est "l'andouille de ménage" comme lui dira un restaurateur interrogé, celle qu'on ne trouve pas chez le charcutier ou au restaurant, l'andouille villageoise des jours où l'on tue le cochon chez le voisin. Andouille qui se prépare au "bouli" car le "grillé", dans cette France du nord d'il y a cent ans, n'était pas encore entré sur la table des pauvres.


Chaque samedi la viande faisait ainsi son apparition dans la chaumière de mon grand-père, sous les espèces invariables de vingt sous de bouilli. C'était l'époque de la prospérité : il fut un temps où la maisonnée n'en avait que pour quatorze sous ! Nous prononcions d'ailleurs bouli, comme nous disions andoull', ainsi que transcrit phonétiquement M. Littré. Je revois toujours, sur le poêle de fonte nouvellement frotté à la mine de plomb, l'emplacement de la mince tranche que mon grand-père avait mise à rôtir dès le samedi soir, comme un acompte - les premières Vêpres du bouli - et je hume encore, le lendemain à la sortie de la messe, la bonne odeur de la soupe. Voici le morceau de sucre qui fondait sous le tisonnier rougi pour colorer le bouillon, et l'os fumant dont on me réservait la moëlle. (Je me demande .ce que le boucher d'Estrées pouvait faire des autres parties de la bête.) Pour moi, je ne me souviens pas d'avoir jamais vu, sur la table familiale, une autre viande que celle du bouli, hormis, de loin en loin, l'extra d'un lapin aux pruneaux, quand les épizooties qui ravageaient le clapier avaient d'aventure épargné l'un ou l'autre occupant des caisses à savon, où l'on tentait de précaires élevages.


Or, voici qu'une fois par an, à une date indéterminée, mais en hiver, au repas du soir, l'andouille faisait son apparition. C'était un événement.


        La veille, j'avais vu mon grand-père ramener la chose comme un trophée. Il la portait précautionneusement, dans un grand plat qu'elle remplissait en spirale. Il dénouait les quatre coins du torchon de lin écru, bordé d'une large bande rouge, qui enveloppait l'assiette. Ma grand-mère considérait l'achat d'un œil connaisseur. Elle hochait la tête, soupesait l'andouille du regard. Ensuite, elle complimentait: « C'est du bieu. »


        L'Andouille passait la nuit au frais, entre la fenêtre et les contrevents bien clos, où elle s'égouttait à loisir, à l'abri des chats.
        Le lendemain, la grosse marmite gloussait d'aise, en soulevant son couvercle d'émail pour exhaler des soupirs de vapeur bleue et odorante. Mon Dieu ! qu'il fallait alors peu de chose aux pauvres gens pour goûter au bonheur !


        De tout temps le porc a été associé aux liesses paysannes. Pierre Breughel-le-Vieux n'eut garde d'oublier de saigner un porc quand il peignit le dénombrement de Bethléem. Au Portail Royal de Chartres, et en maintes cathédrales, le sculpteur du Zodiaque nous montre, en novembre, l'abattage du porc. Et comme les simples savent que pour être tout à fait heureux il faut donner, dans mon village quand un particulier tuait le cochon, il donnait du sang à ses voisins et connaissances. Il paraît qu'en Périgord on envoie des boudins ou des saucisses. Là-bas, traditionnellement, les pieds reviennent à Monsieur le Curé. Chez moi, le voisinage faisait de la soupe au sang. 

        La mort du cochon, c'est la joie au cœur des hommes. Tenez, un petit air guilleret remonte des premières années de mon enfance picarde et m'apporte une bouffée de cette allégresse qui était faite de rien, ou de si peu : « On carillonne! On carillonne! On carillonne à Saint-Quentin! Des tripes et des boudins! Des tripes et des boudins ! » Rien que ces mots plaisants, qui se répondent et que se renvoient les cloches du beffroi dont la première guerre est venue à bout, et voici que le monde change de couleur.
        Mon grand-père maternel, quand il était d'humeur gaie et qu'il voulait m'enchanter, fredonnait un autre couplet:
Si t'avoué v'nu
Téroé minjé d' l'andoule;
Pusque té point v'nu
Al é restée pindue. 

        Quel émoi, l'autre jour, au Palais de Chaillot, de retrouver ma vieille chanson, en fouillant les collections du Musée des Arts et Traditions Populaires, le seul endroit, à Paris, où vous pouvez annoncer, sans faire rire, que vous faites de l'Andouille l'objet de vos études. Merci à M. Lavigne d'avoir recueilli ce quatrain innocent à Cumières-le-Mort-Homme, dans la Meuse: « Si t'avais venu, t'aurais mangé de l'andouille, comme ,t'as pas venu, elle est restée pendue. » 

        Qui dira dans quel lointain passé de repas baconiques ces réjouissances élémentaires plongent leurs racines ? Je supplie M. Etiemble de ne pas me soupçonner de parler franglais. En Bresse, les repas de cochon, qui éclairaient et réchauffaient les durs hivers campagnards sans télévision, avaient demandé un adjectif au dieu celte Baco (ou Bacon), que Camille Jullian identifia avec un dieu porc ou un dieu sanglier.


        Dieu merci! notre Andouille familiale était vierge de toute trace de paganisme: un peu d'attention y aurait pourtant décelé le caractère le plus authentiquement sacré, qui est la marque du repas chrétien. Car le père Dumas (Alexandre) est encore loin de compte quand il écrit que cette « action journalière et capitale ne peut être accomplie dignement que par des gens d'esprit » ... Ce n'est pas en vain que les agapes ont pris leur nom à l'amour. Le pape Jean XXIII, qui, étant bon, aimait bien manger, ne supportait pas d'être seul à table. Aussi, quand il n'y tint plus, il contrevint à ce protocole barbare qui le privait de commensal, et il invita son jardinier. Comment se fait-il que nous voyons très bien le bon pape Jean mangeant une andouille avec un jardinier du Vatican, alors que la pensée que S.S. Pie XII aurait pu en faire autant sous l'œil d'un garde-noble dépasse l'entendement ? 

        Je vous laisse approfondir cette hypothèse, et je reviens à mon andouille familiale.
        Lorsque paraît l'andouille ... Non, on n'en dissertait point, et le cercle de famille ne se croyait nullement obligé d'applaudir à grands cris. C'était bien autre chose que de la littérature! On était content, content de sentir contents ceux qu'on aime, et content que l'andouille fût cuite à point. 

        Comme elle avait fondu dans la marmite! Mais il me semble qu'elle avait forci. Montesquieu a parlé de ces orateurs qui vous donnaient en longueur ce qui leur manquait en profondeur. Ce qu'elle perdait en longueur, notre Andouille familiale le gagnait en grosseur.
        A ce propos, voici un conseil de sagesse que je trouve dans ce Dictionnaire Universel d'Agriculture et de jardinage, de fauconnerie, chasse, pêche, cuisine et manège de 1751, que je dois à l'amitié du très érudit berger Jean Blanc : « Remplir les boyaux aux deux tiers, de peur qu'ils ne crèvent en cuisant. »
        Pour sa cuisine d'andouille, le même auteur a besoin d'anis, de basilic, de fines épices. D'autres exigent du fenouil, du coriandre et des aromates. Après quoi, il faut les passer au gril et les servir en hors-d'œuvre. Ailleurs, je lis que l'andouille se mange froide, comme la haine. 

Il était bien question de hors-d'œuvre, à la table de mon grand-père ! Le terme, lui-même suspect, n'a jamais passé le seuil de sa maison de terre, de bois et de paille. L'Andouille fraîche de mon enfance venait toute chaude, à l'instar de l'Andouille vigneronne, sur un lit de haricots de Soissons, qui était la capitale du diocèse lui-même… Dans le diocèse de Soissons, nous savons que le haricot blanc était initialement voué à l'Andouille.
        La frugalité habituelle de la table ouvrière nous dispensait de prendre en considération les interdits et les restrictions de la diététique d'aujourd'hui pour estomacs délabrés et circuits digestifs avariés. Pas d'andouilles pour les hépatiques. dyspeptiques, colitiques, goutteux, rhumatisants ... Bien entendu, la phobie de la graisse empêche ces mangeurs débiles de se permettre l'andouille qui ne serait point grillée. Quand je lis que les quelque 300 à 400 calories fournies par cent grammes d'andouille obligent les enfants et les vieillards à s'en abstenir, je ris au Souvenir d'un petit garçon de 6 ou 8 ans qui se régalait autant que sa grand-mère devant ce plat unique et vespéral : l'Andouille. 

        Quant au grand-père, la société des joueurs de crosse (le mail antique ou maillet) dont il était l'animateur, lui donnait parfois l'occasion de manger l'andouille avec ses compagnons. (Lui-même taillait dans le buis la soule, qui est un des jeux de Gargantua, l'ancêtre du golf aristocratique.) Après certaines parties, on se réunissait chez un des joueurs. On faisait une partie de piquet, et l'équipe perdante offrait l'Andouille qu'on mangeait entre amis joueurs de crosse. Oh ! rien des galimafrées moyenageuses. La gaieté était dans l'air, et les tisserands à domicile, ou ceux du Galère - on disait «Le Galère », au masculin; c'était le premier atelier de tissage, dont le nom dispense de toute explication - oubliaient pour un soir leur sort de misère. Le comique du village chantait. J'imagine que les gaudrioles (le mot appartenait à notre langue) allaient leur train, car ma grand-mère, qui admettait la plaisanterie mais souffrait de la mauvaise tenue, ne voulait pas de ces banquets sous son toit de chaume. Ce fut pourtant l'une de ces compétitions sportives et champêtres qui amena un jour mon père au village de mon grand-père maternel.


        A la première page de mon premier livre d'histoire de France, lorsqu'au commencement de tout on apprend que nos ancêtres les Gaulois avaient les yeux bleus et les cheveux blonds, comme le Président Léopold Senghor - je jure que j'ai vu, de mes yeux qui ne sont point bleus, ces mots sur le tableau noir d'une école de Dakar - un dessin montrait une enseigne gauloise: un cochon que j'avais colorié au crayon rouge. Ainsi, la longue nomenclature des dates, des massacres et des glorieuses conquêtes qu'il fallait nous mettre dans la tête, commençait par une silhouette de cochon, de l'espèce qui venait à moi, le jour de la Saint Nicolas, en pain d'épices, avec mon prénom calligraphié en sucre rose. Comme l'institutrice, Madame Alavoine, qui venait manger l'Andouille chez nous, au jour faste des liesses familiales, avait négligé de m'ouvrir d'autres perspectives sur ce terme, l'enseigne gauloise ne m'évoquait que celle du cabaret. Il était bon, après tout, que la Maison de France arborât ainsi, à sa devanture, une marque distinctive. 

        Voilà pourquoi, si j'avais moi-même à choisir des armoiries - ce qu'à Dieu ne plaise! - je prendrais une Andouille, oui, une Andouille héraldique, sur fond de gueules.
        Quant à la devise de ce blason, elle tiendrait dans les deux mots latins qui portent la joie et l'action de grâces du monde, tels qu'ils ont jailli du cœur de mon ami le Père Duployé, le jour où je lui annonçai que j'écrivais enfin le livre de ma vie : « L'Andouille, c'est le TE DEUM du pauvre! »
Ainsi soit-il.

2 commentaires:

Unknown a dit…

Encore cher grand Ane, encore ! Tout est si bon dans cette andouille qu'on en reprendrait, plus long moins long, mais jamais trop le père Lelong. Quelle merveille !
jacBonnaf'

Chatterley a dit…

bon, là, je peux écrire... :-))
Il en douille, j'en fouille :-))
l'an douille,il mouille.