Dessin d'Odette Ducarre pour le livre "Célébration de l'œuf" par Maurice Lelong op, édité par Robert Morel en 1962
Ces souvenirs sont ceux du RP Maurice Lelong op (voir notice suivante) natif d'Estrées, village du Vermandois, un peu au nord de Saint-Quentin. Ils sont extraits d'un livre cité en légende de l'illustration. On remarquera l'attention qu'il porte aux "vocables colorés" du picard de son enfance.
"Si loin qu'il me soit donné de remonter dans la nuit de ma petite enfance, la journée commençait invariablement par un œuf cru... C'était un luxe dont il n'a jamais été question de priver «les enfants» : il y allait de leur santé, et il ne sera pas dit qu'il leur manquera quelque chose.
C'était un rite. D'un coup sec maman cognait l'œuf sur le bord de l'écuelle, ou plutôt elle le buquait. (Notre voisin picard, Robert de Clari, conjuguait déjà, au XIIe siècle, le verbe buskier.) La coquille s'ouvrait. Ayant vidé le jaune et le blanc dans le bol de faïence, maman humait, l'une après l'autre, les deux parties de la coquille que nous ne connaissions que sous le nom d'écaille. Cela fait, dans un soupir aspirant de profonde satisfaction, les paupières mi-closes, elle se disait, en prolongeant longuement la dernière syllabe: « Que c'est bon! » de sorte que nous étions mis en appétit. Voilà pourquoi je raffole des œufs crus….
C'était un rite. D'un coup sec maman cognait l'œuf sur le bord de l'écuelle, ou plutôt elle le buquait. (Notre voisin picard, Robert de Clari, conjuguait déjà, au XIIe siècle, le verbe buskier.) La coquille s'ouvrait. Ayant vidé le jaune et le blanc dans le bol de faïence, maman humait, l'une après l'autre, les deux parties de la coquille que nous ne connaissions que sous le nom d'écaille. Cela fait, dans un soupir aspirant de profonde satisfaction, les paupières mi-closes, elle se disait, en prolongeant longuement la dernière syllabe: « Que c'est bon! » de sorte que nous étions mis en appétit. Voilà pourquoi je raffole des œufs crus….
Après quoi, maman battait vigoureusement l'œuf à l'aide d'une fourchette de fer, expulsait parfois-le germe, et démiotissait assez de pain pour que le tout soit absorbé. (Les mouillettes beurrées étaient réservées aux jours fastes, chez ma grand-mère.) Comme il arrive souvent, lorsque je cherche les antécédents de mon patois natal, le vieux français demiër, s'émietter, justifie le doux parler de mes premiers ans.
Je fus souvent, en cet âge bienheureux, le témoin émerveillé d'une autre façon, quasiment acrobatique, de déjeuner d’un œuf cru et d'un quignon de pain.
Il exige d'abord l'extrémité de la miche, ou quelque morceau taillé dans la couronne, qui était le pain le plus courant, en évitant la baisure. (La baisure, soit dit pour que nul n'en ignore, est l'endroit où la croûte fait défaut parce que, dans le four, le pain a touché son voisin, et je découvre soudain, sur mes vieux jours, que ce terme charmant de la boulange picarde n'est pas étranger à la langue française.) Il me semble que ce morceau de choix s'appelle entame, qu'il s'agisse du pain ou du rôt, mais c'est un mot que l'on n'employait qu'à l'état de verbe: nous disions crunot, dont je désespérais de retrouver le certificat d'origine - crusta, la croûte, était bien suspect - lorsque je m'avise que cette forme de crunot était francisée. Ma grand-mère prononçait « crunieu », et nous voici reportés au vieux français craneüre, qui est l'entaille.
Je revois, dans cet exercice, ma grand-tante Flore, si fière de son mari, dont elle disait à mi-voix qu'il allait avec les riches. (Cela signifie qu'après la messe du dimanche il entrait dans le cercle des cultivateurs qui bavardaient ensemble, et parfois allaient prendre un verre chez Meïa.) Tante Flore ôtait proprement la mie du crunieu, à la pointe d'un couteau, d'un seul mouvement circulaire, et vidait un œuf dans ce petit cratère qu'il remplissait à ras bord.
Les mots qui n'ont jamais servi à d'autres usages restituent infiniment mieux que des essais littéraires le parfum du temps perdu. Un vocable coloré remonte des limbes du passé pour décrire cette opération de l'œuf qu'on mettait au creux du morceau de pain: on l'anichait.
Un peu de sel et de poivre, et c'était un jeu que de battre légèrement, à petits coups précipités, à l'aide du cône de mie d'abord prélevé, le globule d'or et la liqueur d'argent de l'œuf.
Le grand art commençait au moment d'entamer la croûte en sorte que le niveau du liquide et le bord du pain s'accordassent jusqu'à l'ultime bouchée : (Nous prononcions bouquie, en gardant l'i du XIIe siècle.)
Il n'y a pas que le pain, hélas! qui soit «perdu» depuis un demi-siècle : il y a aussi, notamment, le geste émouvant d'Alexandre, le vieux varlet (je tiens à l'r, qui rend le mot honorable) de la ferme Moreau. Celui-là cassait deux œufs, l'un après l'autre, dans un quintieu proportionné à son appétit. Le voilà enfin, le mot propre qui se dérobait parce qu'il est oublié depuis qu'il n'y a plus de vrai pain: l'admirable chanteau, du xve siècle.
Cela se passait dans un décor de labour. Au bout du sillon, Alexandre avait immobilisé l'attelage des trois boulonnais fumants, pour une pause. (C'était la feumée, le goûter qui interrompait l'après-midi étant le r'chiner, re-cœnare). Ici, une alouette invisible faisant pleuvoir un chant éperdu, est presque indispensable. L'homme mange posément, consciencieusement, comme il fait toute chose. Quand ils estiment que le moment est venu, les trois puissants chevaux tournent la tête vers leur compagnon, sachant bien ce qu'il va faire. Alexandre partage alors le fond du chanteau imbibé d'œuf en trois parts égales, pour ne pas faire de jaloux, et il donne une bonne bouchée à Bayard, à Marie et à Julie. Les chevaux broient longuement la friandise, et le frémissement électrique de leur robe exprime un contentement de gratitude.
Les derniers varlets d'Estrées sont-ils toujours capables de se régaler de deux œufs crus à même, un chanteau de pain? Je vais le demander à Alcide, mon camarade d'école qui a été fidèle, lui, à la terre, et qui est le maire du pays. Je crains surtout que plus personne n'ait ce geste d'amitié avec 'les chevaux. Comment ferait-on, sous le règne du tracteur ? ... "
En conclusion de cette "Célébration de l'œuf", Maurice Lelong concluait ainsi ce petit livre gourmand, annonçant ainsi une autre "célébration" :
"Les choses les plus utiles ou les plus exquises d'ici-bas n'ont pas tout dit une fois qu'elle nous ont permis de vivre une heure de plus et nous ont réchauffé le cœur. Elles ont aussi à nous parler de l'essentiel, qui est invisible et fait durer le reste. L'homme ne se régale pas d'œufs comme les renards, les loutres, les chats et les ours: il cherche une autre dimension, et c'est alors que commence l'aventure. Pour avoir laissé l'art et la poésie à l'entrée de la cuisine, nous n'avons pas renoncé à nous risquer dans cette expédition semée d'embûches; C'est un voyage plus hasardeux que celui de Christophe Colomb qui s'est illustré de la manière que l'on sait, à la table d'un Grand d'Espagne où quelques nobles plaisantins allaient se faire moucher à propos d'un œuf. Nous tâcherons d'aller beaucoup plus loin, il nos risques et périls, dans la nuit mystérieuse des cosmogonies, de la mythologie et des mystiques de l'œuf, jusqu'au seuil des nouveaux cieux et de la terre nouvelle où éclatera, dans un éclaboussement de lumière, au chant de l'alléluia, l'œuf de Pâques."
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