vendredi 23 avril 2010

Que veut dire BRAIRE COMME UN ANE en Picardie ? Souvenir des ânes d'Estrées par le RP Maurice Lelong op

Le RP Maurice Lelong o.p. en Provence dans les années où il publie la "Célébration de l'âne". Ici en compagnie d'Asinella, ânesse ramenée de Sardaigne pour les enfants de son éditeur Robert Morel.
Photo : Odette Ducarre

J'ai déjà raconté, sur ce blog, ma rencontre avec avec le Père Maurice Lelong et donné des extraits de sa "Célébration de l'andouille" où il évoque des souvenirs de son enfance picarde. Dans sa "Célébration de l'âne" il conte également des souvenirs d'Estrées petit village du Vermandois dont il était originaire. Il situe souvent Estrées, ce que ne lui pardonne pas, semble-t-il encore aujourd'hui, une partie de ses compatriotes,..en Thiérache. Et certes, en parcourant l'ancienne voie romaine qui traverse le village, il n'y a pas loin du Vermandois à la Thiérache mais surtout les habitants d'Estrées ne devraient pas trop se formaliser de cette géographie sentimentale qui lui vient surtout de son amour du fromage : "la merveille de Maroilles" disait-il plaisamment...C'est une histoire que je vous conterai un autre jour. Pour l'instant lisez ce qu'il dit des ânes de Joseph Lamy.

L'âne semble presqu'aussi nécessaire qu'un jardin pour commencer poétiquement la vie...la bonne composition de l'âne doit être pour quelque chose dans cette complicité secrète. Quoi qu'il en soit de ce problème émouvant et insoluble des ânes et du cœur de l'homme avant qu'il ne se gâte, les miens étaient moins bien harnachés que ceux qui déambulent derrière le Palais de l'Elysée.



Y eut-il jamais quelque part, en cette vallée de larmes, un enfant assez disgracié pour n'avoir pas eu, parmi les merveilles de ses premiers ans, un âne ?

Je dois reconnaître qu'il n'était pas question  (à Estrées) de monter sur leur dos. On obtenait encore d'un valet compréhensif qu'il vous hissât en croupe, sur une énorme jument quand il la menait à l'abreuvoir que nous appelions : Flot. Mais nous n'imaginions pas que Joseph Lamy pût jamais nous mettre à califourchon sur un de ses ânes.

C'était le seul fermier du village qui utilisât ces bêtes sur des terres lourdes, vouées à l'assolement du blé et des betteraves. Ainsi les années de sécheresse on se lamentait sur la récolte des betteraves qui avaient souffert, mais quand le ciel avait prodigué la pluie d'été néfaste aux céréales, l'on répétait que depuis trente ans le blé n'avait été si misérable, et l'on se gardait bien de se féliciter de l'abondance des betteraves. De la sorte, on était toujours assuré d'avoir un sujet de plaintes contre les éléments, ce qui est bien indispensable à l'équilibre des humeurs dans la rude vie paysanne.

L'homme aux ânes était en marge de la haute société des cultivateurs. Il avait fait son service militaire dans les chasseurs d'Afrique: sept années consécutives sans revoir son clocher! Il avait épousé, sur le tard, une institutrice qui avait délaissé l'Enseignement pour cette ferme miniature exploitée petitement avec trois ânes. Ils étaient attelés en flèche : Martin, l'étalon, en tête comme il convient, suivi des deux ânesses, la plus replète dans les brancards. Les instruments aratoires - charrue, herse, rouleau, charrette étaient proportionnés à ce modeste équipage. Le cavalier démonté cheminait en serre-file, pesamment, et avait fort à faire pour maintenir l'attelage en droite ligne. Martin avait, en effet, une fâcheuse tendance à prendre la position transversale. On aurait cru quand, tout à trac, il avait réussi son coup, qu'il était fier de lui, et c'est alors qu'il poussait un hi-han joyeux, triomphal, qui retentissait à travers tout le village.

 A l'encontre de l'Académie, qui voudrait abusivement limiter son usage à l'infinitif et aux troisièmes personnes du présent de l'indicatif, du futur et du conditionnel, nous conjuguions tous à qui mieux mieux, depuis le lait maternel, le verbe braire sans nous aviser que le mot pourrait s'appliquer à un autre que l'enfant.

J'ai été élevé dans la langue de Joinville : « Quant les enfans aus Sarrasines breoient, elles leur disoient: tai toy, tai toy, tai toy, ou je irai querre le roy Richart qui te tuera.». Hormis l'imparfait, qui était en « in », jusqu'à l'âge de dix-sept ans je disais comme le Sénéchal «querre» pour: chercher, et «braire» pour : pleurer: «Grant pitié estoit d'oïr brere les gens».
 
Le jour mémorable où mon père, ayant coiffé le haut de forme de son mariage - les pauvres gens faisaient cette folie! - que nous ne connaissions que sous le nom de capieu-buse, voulut m'embrasser avant de partir à je ne sais quelle cérémonie, je crus que cette chose sinistre annonçait la fin des temps, et je poussai de telles clameurs que dix ans plus tard on m'en rebattait encore les oreilles.

Donc, pour parler comme à Paris, le braiment de l'âne Martin me remplissait de stupeur et de mélancolie. Je sais qu'il est de mode d'en rire. Ce long cri qui se dévisse comme une lunette marine pour porter plus loin, qui monte du tréfonds des tripes pour s'épanouir, s'étaler, indécent, gâchant le silence définitivement, hors de tout registre ou plutôt mêlant tout, car il y a de l'acclamation. du désespoir, de la vocifération et du lamento funèbre dans cet appel déchirant, passe pour être comique. La voix pathétique de l'âne de Joseph Lamy ne me faisait pas rire : j'en étais transi comme au bord d'un mystère effrayant et sans fond....             .

 Les deux ânesses n'avaient point de personnalité digne de l'attention d'un mémorialiste.

Cédant au travers que je viens de m'employer vertueusement à dénoncer, comme il arrive chez les redresseurs de torts, je dois sans doute prêter aux ânes d'Estrées le caractère taciturne de leur maître dont je ne parviens pas à me ramentevoir - ainsi que nous disions au village depuis le XIIe siècle jusqu'à l'aurore du vingtième, pour : « rappeler à la mémoire» - d'avoir jamais ouï la voix autrement que pour héler, guider, gourmander, encourager ses bêtes. C'était un homme sombre et solitaire, et l'engeance asine participait, dans l'opinion que je m'en étais forgée, de cette sévérité. Voilà pourquoi mes rapports avec les ânes furent d'abord distants et empreints de je ne sais quelle réserve d'ailleurs favorable au sentiment du sacré. A quoi tiennent les choses en ce bas monde! C'est ainsi que le plus humble des serviteurs m'est apparu d'abord dans un nimbe de protection qui le rendait plus inaccessible que les puissants boulonnais dont l'odeur âcre domine les parfums de mon enfance.

 Je devais, plus tard, revenir de ce préjugé mais un éclaircissement me paraît nécessaire sur les mérites comparés de l'âne et du cheval.

Monsieur de Buffon, qui écrivait pour l'éternité, a écrit que « l'âne est d'un naturel aussi sensible, aussi patient, aussi tranquille que le cheval est fier, ardent, impétueux ... ».

Je ne me donnerai pas le ridicule de défendre, contre M. de Buffon, la sensibilité du cheval dont l'auteur de l'Histoire Naturelle a l'air de faire l'apanage de son frère supérieur. Si l'âne est plus sensible que le cheval, il ne le laisse guère transpirer. Mais cette vertu est généralement plus manifeste quand elle est à fleur de peau que lorsqu'elle est au fond du cœur.

Quant à la patience et à la tranquillité, reconnaissons au moins que l'âne ne s'exalte pas. Il faudrait dire qu'il est revenu de beaucoup de choses, et tout particulièrement du mythe de la gloire auquel le cheval de cavalerie sera bientôt, avec ceux qui sont dessus, et notamment ceux qui paradent en tête, dans les revues, sabre au clair, le dernier représentant.

Le cheval tient compte des personnes et ne se prête qu'à celui dont il a éprouvé qu'il pouvait pour le moins le traiter d'égal à égal. Mes expériences sont concluantes à cet égard.

L'âne est pénétré d'un sentiment profond de l'égalité foncière des vivants provisoires. Il sait que tous ceux qui trempent dans une commune condition, s'ils ne sont pas égaux devant la loi, contrairement aux Principes de 89, se retrouvent' en définitive confondus devant la vie. Il souscrirait au chœur des Troyennes, quand Euripide leur fait proclamer : « Nous aimons les croire sages, les puissants de ce monde, nous les mettons au-dessus de nous, ils commandent et nous obéissons... A vivre près d'eux, nous constatons qu'eux non plus ne sont rien.».

Cela s'appelle, sauf erreur de ma part, Sagesse.

Ce terme m'induit à glisser ici un mot de cet objet de dérision : les oreilles de l'âne, les fameuses longues oreilles !

On sait ce qu'une tradition, dont j'avoue que je n'ai pas eu le courage d'étudier les sources, en a fait pour stigmatiser les cancres. Cela doit être une vieille affaire : « Midas, le roi Midas, a des oreilles d'âne », susurraient les roseaux qui devaient parler au nom de l'opinion publique ignoble, bête et lâche. ...

 Mais la croix d'infamie devint un signe de gloire. L'âne dérisoire occupa la toute première place, et l'ombre de ses longues oreilles se découpe sur le fond de la crèche.

 La Sagesse de l'Asie nous conforterait dans la haute idée qu'il faut se donner de cette particularité. Le Bouddha parvenu à l'Illumination et qui porte sur son front le grain des Sages, est représenté avec des oreilles qui pendent jusqu'aux épaules. Au Japon de mon cœur, dont la spiritualité de pauvre s'accorderait à merveille avec celle de l'âne, qui n'y fut guère introduit, le lapin est l'animal intelligent, à cause de ses oreilles. Au pays du Soleil Levant, comme en Chine, chacun voit avec les yeux de l'enfant et de la poésie, c'est-à-dire pour toujours, les longues oreilles du lapin dressées dans le disque parfait de la lune en son plein: elles doivent recueillir le silence éternel des espaces infinis qui effrayait tant cet homme de l'ouest qui pensait trop et s'inquiétait encore de son «moi », cause de tous les troubles.

 Y HAN! On se doute bien, allez, que cela ne va pas faire sérieux, sérieux, d'annoncer un chapitre du Traité de l'Ane - Summa asinina - dans la langue même du sujet, au prix d'une entorse à l'orthographe classique du mot que M. Littré ignore superbement, mais que le Grand Larousse transcrit Hi-Han, onomatopée. S'il ne l'a déjà subodoré, le lecteur de Célébration de l'Ane saura pourquoi l'i grec s'imposait ici.
 
Grâce à son initiale, l'Ane ouvre la marche des mots dans les dictionnaires comme il a coutume de le faire au Sahara en précédant les chameaux en tête de la caravane. On est bien aise d'avoir le Zèbre pour clôturer le défilé. En vérité, l'âne devrait venir à l'avant-dernière place de l'alphabet, à cause de ses oreilles.

Quoi qu'il en soit de cette affaire épineuse autour de laquelle je n'instituerai pas ici de querelle, il est certain que l'âne de mon enfance boréale fut un animal exceptionnel et quasiment exotique.

Je devais m'éprendre de lui longtemps plus tard, en baguenaudant autour de cette mare mare nostrum - ou « flot » selon ma langue maternelle, et dont l'orthographe a été la croix de mon enfance écolière. Avec l'olivier, qu'on célébrera quelque jour comme il le mérite, l'âne possède en effet la Méditeran... la Méditerann ... enfin la Méditerranée.

N'hésitons pas à l'affirmer :  pour connaître l'âne dans l'intimité il faut faire avec lui le tour de la Méditerranée.
  Maurice Lelong, o.p., Célébration de l'âne, Robert Morel Editeur, maquette d'Odette Ducarre

Et puis, en terminant ce billet sur l'âne, comment ne pas évoquer le film si magnifique de Robert Bresson: Au hasard Balthazar, alors, pour mémoire, à regarder, un petit extrait du film, et un autre film où Godard dit ce qu'il en pense.






jean-luc godard à propos de 'au hasard balthasar' de bresson
envoyé par lilalili. - Regardez des web séries et des films.

2 commentaires:

Thierry a dit…

Je veux faire un commentaire, mais c'est difficile de passer après une aussi belle évocation !
Je me contenterai donc d'écrire que je n'ai rien d'aussi intelligent à ajouter...

Thierry a dit…

J'oubliais : la petite video de l'âne vert est réjouissante, comme un plaisir fugace... On est obligée de se la repasser plusieurs fois d'affilée !